La Jalousie du Barbouillé & Le Mariage Forcé

Production

Texte Molière
Mise en scène Bernard Dagenais
Directeur de production Bernard Dagenais
Conception des éclairages Benoit Godin 
Montage des éclairages Benoit Godin 
Aide au montage Bernard Dagenais, Daniel Trudel, François Tremblay
Vidéo Sophie Thibault
Régie de Plateau Mireille Marois
Décors et Costumes Mireille Marois
Accessoires Membres de la troupe
Maquillage Maude Letendre 
Accueil Bernard Dagenais, Daniel Trudel, Marie-Rose Desjardins, Isabelle Fleming
Manipulation du son et des éclairages Benoit Godin

La Jalousie du Barbouillé

Comédiens

Le Barbouillé Daniel Trudel
Le Docteur François Tremblay
Angélique Maude Letendre
Valère Alain Fontaine
Cathau Marie-Josée Bernard 
Gorgibus Patrick-Richard Boily
Villebrequin Bernard Dagenais

Le Mariage Forcé

Comédiens

Sganarelle Alain Fontaine
Géronimo Patrick-Richard Boily
Dorimène Maude Letendre
Alcantor Daniel Trudel
Lycaste Bernard Dagenais
Bohémienne 1 Marie-Josée Bernard
Bohémienne 2 Maude Letendre
Docteur 1 Bernard Dagenais
Docteur 2 Marie-Josée Bernard
Alcidas Bernard Dagenais

Extraits

La Jalousie du Barbouillé

 

Scène première

 

LE BARBOUILLÉ: Il faut avouer que je suis le plus malheureux de tous les hommes. 

      J'ai une femme qui me fait enrager: au lieu de me donner du soulagement 

      et de faire les choses à mon souhait, elle me fait donner au diable vingt 

      fois le jour; au lieu de se tenir à la maison, elle aime la promenade, 

      la bonne chère, et fréquente je ne sais quelle sorte de gens. Ah! pauvre 

      barbouillé, que tu es misérable! Il faut pourtant la punir. Si je la tuais. 

      L'invention ne vaut rien, car tu serais pendu. Si tu la faisais mettre en 

      prison. La carogne en sortirait avec son passe-partout. Que diable faire donc? 

      Mais voilà Monsieur le Docteur qui passe par ici: il faut que je lui demande 

      un bon conseil sur ce que je dois faire.

 

Scène II

 

LE DOCTEUR, LE BARBOUILLÉ.

 

LE BARBOUILLÉ: Je m'en allais vous chercher pour vous faire une prière sur une chose 

      qui m'est d'importance.

 

LE DOCTEUR: Il faut que tu sois bien mal appris, bien lourdaud, et bien mal morigéné, 

      mon ami, puisque tu m'abordes sans ôter ton chapeau, sans observer rationem loci, 

      temporis et personae. Quoi? débuter d'abord par un discours mal digéré, au lieu 

      de dire: Salve, vel salvus sis, Doctor, Doctorum eruditissime! Hé! pour qui me 

      prends-tu, mon ami?

 

LE BARBOUILLÉ: Ma foi, excusez-moi: c'est que j'avais l'esprit en écharpe, et je ne 

      songeais pas à ce que je faisais; mais je sais bien que vous êtes galant homme.

 

LE DOCTEUR: Sais-tu bien d'où vient le mot de galant homme?

 

LE BARBOUILLÉ: Qu'il vienne de Villejuif ou d'Aubervilliers, je ne m'en soucie guère.

 

LE DOCTEUR: Sache que le mot de galant homme vient d'élégant; prenant le g et l'a de 

      la dernière syllabe, cela fait ga, et puis prenant, ajoutant un a et les deux 

      dernières lettres, cela fait galant, et puis ajoutant homme, cela fait galant homme. 

      Mais encore pour qui me prends-tu?

 

LE BARBOUILLÉ: Je vous prends pour un docteur. Or çà, parlons un peu de l'affaire que je 

      vous veux proposer. Il faut que vous sachiez.

 

LE DOCTEUR: Sache auparavant que je ne suis pas seulement un docteur, mais que je suis une, 

      deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, et dix fois docteur:

            1° Parce que, comme l'unité est la base, le fondement, et le premier de tous 

               les nombres, aussi, moi, je suis le premier de tous les docteurs, le docte 

               des doctes.

            2° Parce qu'il y a deux facultés nécessaires pour la parfaite connaissance de 

               toutes choses: le sens et l'entendement; et comme je suis tout sens et tout 

               entendement, je suis deux fois docteur.

 

LE BARBOUILLÉ: D'accord. C'est que.

 

LE DOCTEUR: 3° Parce que le nombre de trois est celui de la perfection, selon Aristote; 

      et comme je suis parfait, et que toutes mes productions le sont aussi, je suis trois 

      fois docteur.

 

LE BARBOUILLÉ: Hé bien! Monsieur le Docteur.

 

LE DOCTEUR: 4° Parce que la philosophie a quatre parties: la logique, morale, physique 

      et métaphysique; et comme je les possède toutes quatre, et que je suis parfaitement 

      versé en icelles, je suis quatre fois docteur.

 

LE BARBOUILLÉ: Que diable! je n'en doute pas. Écoutez-moi donc.

 

LE DOCTEUR: 5° Parce qu'il y a cinq universelles: le genre, l'espèce, la différence, 

      le propre et l'accident, sans la connaissance desquels il est impossible de faire 

      aucun bon raisonnement; et comme je m'en sers avec avantage, et que j'en connais 

      l'utilité, je suis cinq fois docteur.

 

LE BARBOUILLÉ: Il faut que j'aie bonne patience.

 

LE DOCTEUR: 6° Parce que le nombre de six est le nombre du travail; et comme je travaille 

      incessamment pour ma gloire, je suis six fois docteur.

 

LE BARBOUILLÉ: Ho! Parle tant que tu voudras.

 

LE DOCTEUR: 7° Parce que le nombre de sept est le nombre de la félicité; et comme je 

         possède une parfaite connaissance de tout ce qui peut rendre heureux, et que 

         je le suis en effet par mes talents, je me sens obligé de dire de moi-même: 

         O ter quatuorque beatum!

      8° Parce que le nombre de huit est le nombre de la justice, à cause de l'égalité 

         qui se rencontre en lui, et que la justice et la prudence avec laquelle je 

         mesure et pèse toutes mes actions me rendent huit fois docteur.

      9° parce qu'il y a neuf muses, et que je suis également chéri d'elles.

      10° parce que, comme on ne peut passer le nombre de dix sans faire une répétition 

         des autres nombres, et qu'il est le nombre universel, aussi, aussi, quand on m'a 

         trouvé, on a trouvé le docteur universel: je contiens en moi tous les autres 

         docteurs. 

      Ainsi tu vois par des raisons plausibles, vraies, démonstratives et convaincantes, que 

      je suis une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, et dix fois docteur.

 

LE BARBOUILLÉ: Que diable est ceci? je croyais trouver un homme bien savant, qui me 

      donnerait un bon conseil, et je trouve un ramoneur de cheminée qui, au lieu de me 

      parler, s'amuse à jouer à la mourre. Un, deux, trois, quatre, ha, ha, ha! - Oh bien! 

      ce n'est pas cela: c'est que je vous prie de m'écouter, et croyez que je ne suis pas 

      un homme à vous faire perdre vos peines, et que si vous me satisfaisiez sur ce que 

      je veux de vous, je vous donnerai ce que vous voudrez; de l'argent, si vous en voulez.

 

LE DOCTEUR: Hé! de l'argent.

 

LE BARBOUILLÉ: Oui, de l'argent, et toute autre chose que vous pourriez demander.

 

LE DOCTEUR, troussant sa robe derrière son cul: Tu me prends donc pour un homme à qui 

      l'argent fait tout faire, pour un homme attaché à l'intérêt, pour une âme 

      mercenaire? Sache, mon ami, que quand tu me donnerais une bourse pleine de pistoles, 

      et que cette bourse serait dans une riche boîte, cette boîte dans un étui précieux, 

      cet étui dans un coffret admirable, ce coffret dans un cabinet curieux, ce cabinet 

      dans une chambre magnifique, cette chambre dans un appartement agréable, cet 

      appartement dans un château pompeux, ce château dans une citadelle incomparable, 

      cette citadelle dans une ville célèbre, cette ville dans une île fertile, cette île 

      dans une province opulente, cette province dans une monarchie florissante, cette 

      monarchie dans tout le monde; et que tu me donnerais le monde où serait cette 

      monarchie florissante, où serait cette province opulente, où serait cette île fertile, 

      où serait cette ville célèbre, où serait cette citadelle incomparable, où serait ce 

      château pompeux, où serait cet appartement agréable, où serait cette chambre 

      magnifique, où serait ce cabinet curieux, où serait ce coffret admirable, où serait 

      cet étui précieux, où serait cette riche boîte dans laquelle serait enfermée la bourse 

      pleine de pistoles, que je me soucierais aussi peu de ton argent et de toi que decela.

 

LE BARBOUILLÉ: Ma foi, je m'y suis mépris: à cause qu'il est vêtu comme un médecin, j'ai cru 

      qu'il lui fallait parler d'argent; mais puisqu'il n'en veut point, il n'y a rien de 

      plus aisé que de le contenter. Je m'en vais courir après lui.

 

Scène III

 

ANGÉLIQUE, VALÈRE, CATHAU.

 

ANGÉLIQUE: Monsieur, je vous assure que vous m'obligez beaucoup de me tenir quelquefois 

      compagnie: mon mari est si mal bâti, si débauché, si ivrogne, que ce m'est un 

      supplice d'être avec lui, et je vous laisse à penser quelle satisfaction on peut 

      avoir d'un rustre comme lui.

 

VALÈRE: Mademoiselle, vous me faites trop d'honneur de me vouloir souffrir, et je vous 

      promets de contribuer de tout mon pouvoir à votre divertissement; et que, puisque 

      vous témoignez que ma compagnie ne vous est point désagréable, je vous ferai 

      connaître combien j'ai de joie de la bonne nouvelle que vous m'apprenez, 

      par mes empressements.

 

CATHAU: Ah! changez de discours: voyez porte-guignon qui arrive.

 

 

Scène IV

LE BARBOUILLÉ, VALÈRE, ANGÉLIQUE, CATHAU.

 

VALÈRE: Mademoiselle, je suis au désespoir de vous apporter de si méchantes nouvelles;

      mais aussi bien les auriez-vous apprises de quelque autre: et puisque votre frère 

      est fort malade.

 

ANGÉLIQUE: Monsieur, ne m'en dites pas davantage; je suis votre servante, et vous rends 

      grâces de la peine que vous avez prise.

 

LE BARBOUILLÉ: Ma foi, sans aller chez le notaire, voilà le certificat de mon cocuage. 

      Ha! ha! Madame la carogne, je vous trouve avec un homme, après toutes les défenses 

      que je vous ai faites, et vous me voulez envoyer de Gemini en Capricorne!

 

ANGÉLIQUE: Hé bien! faut-il gronder pour cela? Ce Monsieur vient de m'apprendre que 

      mon frère est bien malade: où est le sujet de querelles?

 

CATHAU: Ah! le voilà venu: je m'étonnais bien si nous aurions longtemps du repos.

 

LE BARBOUILLÉ: Vous vous gâteriez, par ma foi, toutes deux, Mesdames les carognes; 

      et toi, Cathau, tu corromps ma femme: depuis que tu la sers, elle ne vaut 

      pas la moitié de ce qu'elle valait.

 

CATHAU: Vraiment oui, vous nous la baillez bonne.

 

ANGÉLIQUE: Laisse là cet ivrogne; ne vois-tu pas qu'il est si soûl qu'il ne sait 

      ce qu'il dit?

 

 

Le Mariage forcé

 

 

Scène première

 

SGANARELLE, GÉRONIMO.

 

SGANARELLE: Je suis de retour dans un moment. Que l'on ait bien soin du logis, et que 

      tout aille comme il faut. Si l'on m'apporte de l'argent, que l'on me vienne quérir 

      vite chez le seigneur GÉRONIMO; et si l'on vient m'en demander, qu'on dise que 

      je suis sorti et que je ne dois revenir de toute la journée.

 

GÉRONIMO: Voilà un ordre fort prudent.

 

SGANARELLE: Ah! Seigneur Géronimo, je vous trouve à propos, et j'allais chez vous 

      vous chercher.

 

GÉRONIMO: Et pour quel sujet, s'il vous plaît?

 

SGANARELLE: Pour vous communiquer une affaire que j'ai en tête, et vous prier de m'en 

      dire votre avis.

 

GÉRONIMO: Très volontiers. Je suis bien aise de cette rencontre, et nous pouvons parler 

      ici en toute liberté.

 

SGANARELLE: Mettez donc dessus, s'il vous plaît. Il s'agit d'une chose de conséquence, 

      que l'on m'a proposée; et il est bon de ne rien faire sans le conseil de ses amis.

 

GÉRONIMO: Je vous suis obligé de m'avoir choisi pour cela. Vous n'avez qu'à me dire ce 

      que c'est.

 

SGANARELLE: Mais auparavant je vous conjure de ne me point flatter du tout, et de me dire 

      nettement votre pensée.

 

GÉRONIMO: Je le ferai, puisque vous le voulez.

 

SGANARELLE: Je ne vois rien de plus condamnable qu'un ami qui ne nous parle pas 

      franchement.

 

GÉRONIMO: Vous avez raison.

 

SGANARELLE: Et dans ce siècle on trouve peu d'amis sincères.

 

GÉRONIMO: Cela est vrai.

 

SGANARELLE: Promettez-moi donc, Seigneur Géronimo, de me parler avec toute sorte 

      de franchise.

 

GÉRONIMO: Je vous le promets.

 

SGANARELLE: Jurez-en votre foi.

 

GÉRONIMO: Oui, foi d'ami. Dites-moi seulement votre affaire.

 

SGANARELLE: C'est que je veux savoir de vous si je ferai bien de me marier.

 

GÉRONIMO: Qui, vous?

 

SGANARELLE: Oui. Moi-même en propre personne. Quel est votre avis là-dessus?

 

GÉRONIMO: Je vous prie auparavant de me dire une chose.

 

SGANARELLE: Et quoi?

 

GÉRONIMO: Quel âge pouvez-vous bien avoir maintenant?

 

SGANARELLE: Moi?

 

GÉRONIMO: Oui.

 

SGANARELLE: Ma foi, je ne sais; mais je me porte bien.

 

GÉRONIMO: Quoi? Vous ne savez pas à peu près votre âge?

 

SGANARELLE: Non: est-ce qu'on songe à cela?

 

GÉRONIMO: Hé! dites-moi un peu, s'il vous plaît: combien aviez-vous d'années lorsque 

      nous fîmes connaissance?

 

SGANARELLE: Ma foi, je n'avais que vingt ans alors.

 

GÉRONIMO: Combien fûmes-nous ensemble à Rome?

 

SGANARELLE: Huit ans.

 

GÉRONIMO: Quel temps avez-vous demeuré en Angleterre?

 

SGANARELLE: Sept ans.

 

GÉRONIMO: Et en Hollande, où vous fûtes ensuite?

 

SGANARELLE: Cinq ans et demi.

 

GÉRONIMO: Combien y a-t-il que vous êtes revenu ici?

 

SGANARELLE: Je revins en cinquante-deux.

 

GÉRONIMO: De cinquante-deux à soixante-quatre, il y a douze ans, ce me semble. Cinq ans 

      en Hollande, font dix-sept; sept ans en Angleterre, font vingt-quatre; huit dans 

      notre séjour à Rome, font trente-deux; et vingt que vous aviez lorsque nous nous 

      connûmes, cela fait justement cinquante-deux: si bien, Seigneur Sganarelle, que, 

      sur votre propre confession, vous êtes environ à votre cinquante-deuxième ou 

      cinquante-troisième année.

 

SGANARELLE: Qui, moi? Cela ne se peut pa.

 

GÉRONIMO: Mon Dieu, le calcul est juste; et là-dessus je vous dirai franchement et en ami, 

      comme vous m'avez fait promettre de vous parler, que le mariage n'est guère votre 

      fait. C'est une chose à laquelle il faut que les jeunes gens pensent bien mûrement 

      avant que de la faire; mais les gens de votre âge n'y doivent point penser du tout; 

      et si l'on dit que la plus grande de toutes les folies est celle de se marier, 

      je ne vois rien de plus mal à propos que de la faire, cette folie, dans la saison 

      où nous devons être plus sages. Enfin je vous en dis nettement ma pensée. Je ne vous 

      conseille point de songer au mariage; et je vous trouverais le plus ridicule du monde, 

      si, ayant été libre jusqu'à cette heure, vous alliez vous charger maintenant 

      de la plus pesante des chaînes.

 

SGANARELLE: Et moi je vous dis que je suis résolu de me marier, et que je ne serai point

      ridicule en épousant la fille que je recherche.

 

GÉRONIMO: Ah! c'est une autre chose: vous ne m'aviez pas dit cela.

 

SGANARELLE: C'est une fille qui me plaît, et que j'aime de tout mon cœur.

 

GÉRONIMO: Vous l'aimez de tout votre cœur?

 

SGANARELLE: Sans doute, et je l'ai demandée à son père.

 

GÉRONIMO: Vous l'avez demandée?

 

SGANARELLE: Oui. C'est un mariage qui se doit conclure ce soir, et j'ai donné parole.

 

GÉRONIMO: Oh! mariez-vous donc: je ne dis plus mot.

 

SGANARELLE: Je quitterais le dessein que j'ai fait? Vous semble-t-il, Seigneur Géronimo, 

      que je ne sois plus propre à songer à une femme? Ne parlons point de l'âge que je puis 

      avoir; mais regardons seulement les choses. Y a-t-il homme de trente ans qui paraisse 

      plus frais et plus vigoureux que vous me voyez? N'ai-je pas tous les mouvements de mon 

      corps aussi bons que jamais, et voit-on que j'aie besoin de carrosse ou de chaise pour 

      cheminer? N'ai-je pas encore toutes mes dents, les meilleures du monde? Ne fais-je pas

      vigoureusement mes quatre repas par jour, et peut-on voir un estomac qui ait plus de 

      force que le mien? Hem, hem, hem: eh! Qu'en dites-vous?

 

GÉRONIMO: Vous avez raison; je m'étais trompé: vous ferez bien de vous marier.

 

SGANARELLE: J'y ai répugné autrefois; mais j'ai maintenant de puissantes raisons pour cela. 

      Outre la joie que j'aurai de posséder une belle femme, qui me fera mille caresses, 

      qui me dorlotera et me viendra frotter lorsque je serai las, outre cette joie, dis-je, 

      je considère qu'en demeurant comme je suis, je laisse périr dans le monde la race des 

      Sganarelles, et qu'en me mariant, je pourrai me voir revivre en d'autres moi-mêmes, 

      que j'aurai le plaisir de voir des créatures qui seront sorties de moi, de petites 

      figures qui me ressembleront comme deux gouttes d'eau, qui se joueront continuellement 

      dans la maison, qui m'appelleront leur papa quand je reviendrai de la ville, et me 

      diront de petites folies les plus agréables du monde. Tenez, il me semble déjà que j'y 

      suis, et que j'en vois une demi-douzaine autour de moi.

 

GÉRONIMO: Il n'y a rien de plus agréable que cela; et je vous conseille de vous marier 

      le plus vite que vous pourrez.

 

SGANARELLE: Tout de bon, vous me le conseillez?

 

GÉRONIMO: Assurément. Vous ne sauriez mieux faire.

 

SGANARELLE: Vraiment, je suis ravi que vous me donniez ce conseil en véritable ami.

 

GÉRONIMO: Hé! quelle est la personne, s'il vous plaît, avec qui vous vous allez marier?

 

SGANARELLE: Dorimène.

 

GÉRONIMO: Cette jeune Dorimène, si galante et si bien parée?

 

SGANARELLE: Oui.

 

GÉRONIMO: Fille du seigneur Alcantor?

 

SGANARELLE: Justement.

 

GÉRONIMO: Et sœur d'un certain Alcidas, qui se mêle de porter l'épée?

 

SGANARELLE: C'est cela.

 

GÉRONIMO: Vertu de ma vie!

 

SGANARELLE: Qu'en dites-vous?

 

GÉRONIMO: Bon parti! Mariez-vous promptement.

 

SGANARELLE: N'ai-je pas raison d'avoir fait ce choix?

 

GÉRONIMO: Sans doute. Ah! que vous serez bien marié! Dépêchez-vous de l'être.

 

SGANARELLE: Vous me comblez de joie, de me dire cela. Je vous remercie de votre conseil, 

      et je vous invite ce soir à mes noces.

 

GÉRONIMO: Je n'y manquerai pas, et je veux y aller en masque, afin de les mieux honorer.

 

SGANARELLE: Serviteur.

 

GÉRONIMO: La jeune Dorimène, fille du seigneur Alcantor, avec le seigneur Sganarelle, 

      qui n'a que cinquante-trois ans: Ô le beau mariage! Ô le beau mariage! 

      Ce qu'il répète plusieurs fois en s'en allant.

 

SGANARELLE: Ce mariage doit être heureux, car il donne de la joie à tout le monde, 

      et je fais rire tous ceux à qui j'en parle. Me voilà maintenant le plus content 

      des hommes.

 

Scène II

 

DORIMÈNE, SGANARELLE.

 

DORIMÈNE: Allons, petit garçon, qu'on tienne bien ma queue, et qu'on ne s'amuse

      pas à badiner.

 

SGANARELLE: Voici ma maîtresse qui vient. Ah! qu'elle est agréable! Quel air! et 

      quelle taille! Peut-il y avoir un homme qui n'ait en la voyant des démangeaisons 

      de se marier? Où allez-vous, belle mignonne, chère épouse future de votre époux futur?

 

DORIMÈNE: Je vais faire quelques emplettes.

 

SGANARELLE: Hé bien, ma belle, c'est maintenant que nous allons être heureux l'un et 

      l'autre. Vous ne serez plus en droit de me rien refuser; et je pourrai faire avec 

      vous tout ce qu'il me plaira, sans que personne s'en scandalise. Vous allez être 

      à moi depuis la tête jusqu'aux pieds, et je serai maître de tout: de vos petits 

      yeux éveillés, de votre petit nez fripon, de vos lèvres appétissantes, de vos 

      oreilles amoureuses, de votre petit menton joli, de vos petits tétons rondelets, 

      de votre.; enfin, toute votre personne sera à ma discrétion, et je serai à même 

      pour vous caresser comme je voudrai. N'êtes-vous pas bien aise de ce mariage, 

      mon aimable pouponne?

 

 

DORIMÈNE: Tout à fait aise, je vous jure; car enfin la sévérité de mon père m'a tenue 

      jusques ici dans une sujétion la plus fâcheuse du monde. Il y a je ne sais combien

      que j'enrage du peu de liberté qu'il me donne, et j'ai cent fois souhaité qu'il me 

      mariât, pour sortir promptement de la contrainte où j'étais avec lui, et me voir en 

      état de faire ce que je voudrai. Dieu merci, vous êtes venu heureusement pour cela, 

      et je me prépare désormais à me donner du divertissement, et à réparer comme il faut 

      le temps que j'ai perdu. Comme vous êtes un fort galant homme, et que vous savez 

      comme il faut vivre, je crois que nous ferons le meilleur ménage du monde ensemble, 

      et que vous ne serez point de ces maris incommodes qui veulent que leurs femmes vivent 

      comme des loups-garous. Je vous avoue que je ne m'accommoderais pas de cela, et que 

      la solitude me désespère. J'aime le jeu, les visites, les assemblées, les cadeaux et 

      les promenades, en un mot, toutes les choses de plaisir, et vous devez être ravi 

      d'avoir une femme de mon humeur. Nous n'aurons jamais aucun démêlé ensemble, et je ne 

      vous contraindrai point dans vos actions, comme j'espère que, de votre côté, vous ne 

      me contraindrez point dans les miennes; car, pour moi, je tiens qu'il faut avoir une 

      complaisance mutuelle, et qu'on ne se doit point marier pour se faire enrager l'un 

      l'autre. Enfin nous vivrons, étant mariés, comme deux personnes qui savent leur monde. 

      Aucun soupçon jaloux ne nous troublera la cervelle; et c'est assez que vous serez 

      ssuré de ma fidélité, comme je serai persuadée de la vôtre. Mais qu'avez-vous? 

 Je vous vois tout changé de visage.

 

SGANARELLE: Ce sont quelques vapeurs qui me viennent de monter à la tête.

 

DORIMÈNE: C'est un mal aujourd'hui qui attaque beaucoup de gens; mais notre mariage vous 

      dissipera tout cela. Adieu. Il me tarde déjà que je n'aie des habits raisonnables, 

      pour quitter vite ces guenilles. Je m'en vais de ce pas achever d'acheter toutes 

      les choses qu'il me faut, et je vous envoierai les marchands.

 

Scène III

 

GÉRONIMO, SGANARELLE.

 

GÉRONIMO: Ah! Seigneur Sganarelle, je suis ravi de vous trouver encore ici; et j'ai 

      rencontré un orfèvre, qui, sur le bruit que vous cherchez quelque beau diamant 

      en bague pour faire un présent à votre épouse, m'a fort prié de vous venir parler 

      pour lui, et de vous dire qu'il en a un à vendre, le plus parfait du monde.

 

SGANARELLE: Mon Dieu! cela n'est pas pressé.

 

GÉRONIMO: Comment? que veut dire cela? Où est l'ardeur que vous montriez tout à l'heure?

 

SGANARELLE: Il m'est venu, depuis un moment, de petits scrupules sur le mariage. Avant 

      que de passer plus avant, je voudrais bien agiter à fond cette matière, et que l'on 

      m'expliquât un songe que j'ai fait cette nuit, et qui vient tout à l'heure de me 

      revenir dans l'esprit. Vous savez que les songes sont comme des miroirs, où l'on 

      découvre quelquefois tout ce qui nous doit arriver. Il me semblait que j'étais dans 

      un vaisseau, sur une mer bien agitée, et que.

 

GÉRONIMO: Seigneur Sganarelle, j'ai maintenant quelque petite affaire qui m'empêche de 

      vous ouïr. Je n'entends rien du tout aux songes; et quant au raisonnement du mariage, 

      vous avez deux savants, deux philosophes vos voisins, qui sont gens à vous débiter 

      tout ce qu'on peut dire sur ce sujet. Comme ils sont de sectes différentes, vous 

      pouvez examiner leurs diverses opinions là-dessus. Pour moi, je me contente de ce 

      que je vous ai dit tantôt, et demeure votre serviteur.

 

SGANARELLE: Il a raison. Il faut que je consulte un peu ces gens-là sur l'incertitude où je suis.